Actualités26 février 2020

Aides auditives : appareiller les patients à distance ?

Par Matthieu Hue et Nadia Lounici

 

En France, environ 6 millions de personnes souffriraient de déficiences auditives alors que seulement 32,5 % d’entre elles sont équipées d’appareils auditifs . Prise en charge insuffisante des aides auditives par l’Assurance Maladie, patientèle vieillissante à mobilité réduite et parfois éloignée géographiquement des médecins ORL et des audioprothésistes, sont autant de freins à l’appareillage. Ce constat alarmant a d’abord conduit l’ensemble des acteurs de l’audition à s’interroger sur la réglementation de la délivrance et de la prise en charge des appareils auditifs. Dans ce cadre, le « Pack 100 % Santé » a été mis en place, visant à permettre à l’ensemble des personnes atteintes de déficiences auditives d’être en mesure de s’appareiller en améliorant la prise en charge des prothèses auditives. Le constat amène également à s’interroger sur la possibilité de recourir aux nouvelles technologies de l’information et de la communication dans ce domaine.

L’audioprothésiste et le patient pourraient ne jamais se rencontrer physiquement

Les aides auditives sont désormais connectées et permettent au patient ainsi qu’à son audioprothésiste de procéder à des réglages de l’appareil à distance, via une simple application. Mais peut-on aller plus loin encore et envisager d’appareiller un patient par écrans interposés ? L’audioprothésiste et le patient pourraient dès lors ne jamais se rencontrer physiquement. Ce ne serait, après tout, que l’application de la télémédecine à l’audioprothèse, pratique déjà utilisée dans de nombreux pays comme les États-Unis, la Pologne, le Brésil, l’Afrique du Sud ou encore l’Australie.

Créée dans le cadre d’un mouvement insufflé par l’OMS dès 1997 , la télémédecine suscite depuis quelques années un regain d’intérêt et apparaît comme le fer de lance de la politique actuelle de l’Assurance Maladie malgré un accès encore limité de la population française au très haut débit, qui en est le support essentiel … Pour autant, les textes autorisent-ils l’appareillage à distance ?

Trois freins majeurs

En l’état actuel du droit français, la télémédecine est définie largement comme une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication, qui a pour objet de mettre en rapport, entre eux ou avec un patient, un ou plusieurs professionnels de santé, parmi lesquels figure nécessairement un professionnel médical et, le cas échéant, d’autres professionnels apportant leurs soins au patient . La télémédecine implique ainsi l’intervention d’au moins un professionnel médical. Or, l’audioprothésiste n’est pas un professionnel médical, mais un professionnel de santé. L’appareillage à distance ne peut ainsi se concevoir qu’en faisant intervenir un médecin dans le processus, ce qui en réduit considérablement l’intérêt. Premier frein.

Au-delà de ce premier frein, la délivrance d’une aide auditive (qui est l’une des étapes de l’appareillage, avec le choix, l’adaptation, le contrôle d’efficacité immédiate et permanente de la prothèse auditive et l’éducation prothétique du déficient de l’ouïe appareillé ) implique la réalisation, par l’audioprothésiste, d’actes techniques en présence physique du patient . Il s’agit notamment des séances d’évaluation au cours desquelles l’audioprothésiste écoute les demandes et besoins du patient, examine les conduits auditifs du patient, réalise des otoscopies et des audiométries, et effectue des prises d’empreintes. L’appareillage à distance ne pourrait ainsi être envisagé que si le patient se trouvait en présence d’un opérateur réalisant les actes techniques de l’audioprothésiste en ses lieux et place. Or, en l’état actuel du droit, l’audioprothésiste dispose d’un domaine réservé d’activité, sans qu’aucun texte ne lui permette d’envisager de déléguer ses attributions à une tierce personne (autre qu’un audioprothésiste). L’opérateur qui effectuerait des tâches réservées à l’audioprothésiste se rendrait en outre coupable du délit d’exercice illégal de la profession d’audioprothésiste, sans compter le risque de voir sa responsabilité civile engagée en cas de dommage subi par un client. Second frein.

Last, but not least, l’activité professionnelle d’audioprothésiste ne peut être exercée que dans un local réservé à cet effet et dont l’aménagement est encadré par la loi . Une activité en dehors de ce local exposerait l’audioprothésiste à des sanctions pénales (amende pouvant aller jusqu’à 3 000 € pour les personnes physiques et 15 000 € pour les personnes morales ). L’appareillage à distance ne peut donc se concevoir que s’il est effectué dans un local adapté, ce qui en réduit d’autant plus l’intérêt. Troisième frein.

La perspective d’un assouplissement

La loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a apporté deux changements notables à la législation de la télémédecine. Le terme générique de télémédecine est en effet remplacé par celui de télésanté qui comprend d’une part la télémédecine, réservée aux professions médicales, et d’autre part le télésoin, ouvert aux pharmaciens ou aux auxiliaires médicaux , ce qui inclut les audioprothésistes. Néanmoins, les activités de télésoin ne sont pas encore définies et leurs conditions de mise en œuvre ne sont pas fixées. Le Conseil d’État, admettant « la grande diversité et le caractère évolutif des activités de télésoin susceptibles d’être exercées par les professionnels concernés », a en effet laissé au gouvernement le soin de légiférer dans ces domaines. Un décret est annoncé pour juin 2020. Affaire à suivre, donc.

 

Références :

  • Dossier législatif du projet de loi de financement pour la sécurité sociale 2019, ss. Article 33 ; Dossier de presse « Pack 100 % Santé », p. 10.
  • Les cahiers de l’Audition, la revue du Collège National d’Audioprothèse, volume 31 – janvier/février 2018, Numéro 1, p. 35 à 59.
  • Commission européenne, n° COM(2010)603, 27 octobre 2010, Rapp. 2010 sur la citoyenneté de l’Union. Lever les obstacles à l’exercice des droits des citoyens de l’Union européenne.
  • https://www.gouvernement.fr/action/le-plan-france-tres-haut-debit
  • Article L. 6316-1 du code de la santé publique.
  • Article L. 6361-1 du code de la santé publique.
  • Code de déontologie publié par l’AEA.
  • Article L. 4361-1 du code de la santé publique ; Arrêté du 14 novembre 2018 portant modification des modalités de prise en charge des aides auditives et prestations associées au chapitre 3 du titre II de la liste des produits et prestations prévue à l’article L. 165-1 du code de la sécurité sociale (NOR: SSAS1830986A).
  • Articles L. 4363-2 à L. 4363-3 du code de la santé publique et articles 131-38 à 131-39 du code pénal
  • Article L. 4361-6 du code de la santé publique ; décret n° 85-590 du 10 juin 1985.
  • Articles 131-13 et suivants du code pénal pour les personnes physiques et articles 131-40 et suivants du code pénal pour les personnes morales
  • Loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé (1) (NOR : SSAX1900401L)
  • Article L. 6316-2 du code de la santé publique
  • CE, avis, 7 février 2019 (NOR : SSAX1900401L/Verte-1)
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